Le métier d'écrivain

Réécriture : l’évolution en 3 étapes d’un extrait de roman

Aujourd’hui, je vais me mettre tout nu.

Ça faisait longtemps que j’avais envie de parler de réécriture de façon concrète sur ce blogue, mais j’hésitais. Pour plusieurs raisons.

D’abord, montrer les vieilles-versions-toutes-croches de ses textes, c’est pas nécessairement la chose la plus gracieuse à faire. Y’a plein d’auteurs qui veulent préserver le mystère et qui refusent de montrer leurs work in progress. Moi-même, je suis pas encore 100 % convaincu de m’ouvrir ainsi, mais comme j’ai déjà commencé à écrire mon article, aussi bien me rendre jusqu’au bout.

Je vais vous montrer ici l’évolution des 3 premières pages du roman Le silence des sept nuits, partie 1 : Les derniers jours sur 3 versions différentes (janvier 2016 – juin 2016 – novembre 2016). Au moment d’écrire ce billet, le roman n’était pas encore publié, mais je me rapprochait d’une mouture, disons… présentable?

Je vous montrerai le processus d’idéation, les textes de même que les pages manuscrites annotées au stylo. Parce que je fonctionne toujours comme ça : j’écris mon texte, je l’imprime, je le barbouille et j’applique les corrections. Puis je réimprime et je recommence, jusqu’à ce que le texte m’apparaisse satisfaisant.

À NOTER #1 : Les commentaires de ce billet sont exceptionnellement désactivés. Je sais que plusieurs auteurs ne pourront s’empêcher de me dire des trucs du genre : « Moi, j’aurais pas fait ma réécriture comme ça » ou « J’aime mieux ta 1ère version ». Comme je l’ai dit, ce travail est encore en cours, et j’ai vraiment pas besoin d’avoir ce genre de commentaire.

À NOTER #2 : Les différents extraits seront sûrement bourrés de fautes. Rapprochez la boite de Kleenex pour essuyer vos yeux qui vont saigner.

À NOTER #3 : Ma calligraphie est pas super lisible. Désolé. J’avais pas prévu vous la montrer au départ.

À NOTER #4 : Dans l’en-tête des pages, c’est écrit « LES VIEILLES RANCUNES », car c’était mon titre de travail à ce moment-là.

Bon. On commence?

L’idéation

Les romans dans la série Le silence des sept nuits ont la même structure : ils sont chacun divisés en deux « livres », et ces « livres » commence avec un chapitre non numéroté qui raconte une partie de l’enfance de Damian Ragellan, le personnage principal. Si je prends la peine de raconter cette partie de sa vie, il y a une raison, évidemment. Et on n’en trouvera le sens qu’au milieu de la série.

Pour le moment, mon objectif était clair : au début de ce livre, je devais montrer que Damian aimait ÉNORMÉMENT le théâtre lorsqu’il était enfant. C’est hyper important d’en être conscient pour le bénéfice de la suite.

Et j’ai bien dit que je voulais le montrer.

Parce que si j’écrivais juste : « Damian aimait beaucoup le théâtre », ben, ça aurait été poche. Cette phrase ne véhicule aucune émotion. Dans un roman, il est presque toujours préférable de montrer au lieu de dire. Le fameux Show, don’t tell. Et je suis pas le seul à penser ça.

J’ai donc commencé en m’imaginant ce que Damian pourrait faire pour montrer son grand amour du théâtre au lecteur.

Après avoir évalué plusieurs scénarios, j’ai pensé qu’il aurait pu s’infiltrer clandestinement dans un théâtre extérieur de Roc-du-Cap, et qu’on verrait la scène où il grimpe sur le bâtiment. Étant donné qu’il vient d’une famille modeste, il n’a évidemment pas l’argent pour aller là-bas.

J’ai créé ma première fiche de texte dans Scrivener :

J’ai aussi accompagné cette fiche de quelques notes :

J’avais donc l’idée de créer un peu de suspense. Damian essayerait de déjouer des gardes, et ce serait écrit pour faire croire au lecteur qu’il a infiltré je-ne-sais-quelle faction ou château et qu’il se trouve en danger de mort. En réalité, on apprendrait un peu plus tard qu’il a pris des risques stupides pour aller voir son acteur fétiche au Théâtre Rouge.

Le premier jet

Voici mon premier jet-tout-croche-dégueulasse (je mets ça en 3 images séparées, donc ignorez les espaces blancs qui apparaitront entre certains paragraphes) :

Je rappelle que pour ce roman, je m’étais donné le défi d’écrire mon premier jet rapidement. Ainsi, je ne suis jamais revenu en arrière pour réécrire des phrases ou changer des mots. Ce que vous avez lu, c’est du brut.

La première révision au stylo

Le 2 mai 2016 (soit environ 4 mois plus tard), j’ai imprimé mon manuscrit pour l’annoter au stylo. Voici le résultat :

Premier jet – Verso de la page de garde

Je sais pas trop pourquoi, mais ça m’inquiétait de pas savoir où exactement Damian arrivait sur l’escalier extérieur du Théâtre Rouge. En tout cas.

Premier jet – Page 2

Je trouvais les descriptions assez floues. Et ça clashait un peu avec mon objectif : je ne voulais pas qu’on devine immédiatement qu’il s’agissait d’un théâtre, mais en voulant garder le mystère, toutes mes descriptions étaient approximatives. On avait du mal à se faire des images.

Premier jet – Verso de la page 2

Essentiellement, j’ai réglé mon problème en flushant toute la page précédente. Je me suis dit que si le roman commençait au moment où Damian était en train d’escalader le mur, ça aurait beaucoup plus d’impact.

Premier jet – Page 3

La flèche « Commencer le roman ici » pointe sur le paragraphe que j’ai marqué comme étant « bon ». J’avais encore l’impression que mes descriptions étaient floues. En fait, j’ai eu cette impression tout au long du manuscrit. C’est qu’en écrivant un premier jet rapidement, nécessairement, les descriptions prennent le bord.

Ah! et tous les passages mis [entre crochets] et accompagnés d’un « R » doivent être Réécrits ou Refaits. Je mets cette annotation quand j’ai pas envie de passer une heure là-dessus, et que ce serait trop compliqué de trouver des solutions avec mon stylo.

Quand une phrase est soulignée avec un trait ondulé, ça vaut dire que j’étais « pas sûr » en lisant ça, et que le problème sera diagnostiqué plus tard.

Premier jet – Page 4

Les commentaires suivent les autres : il fallait ajouter quelques descriptions et je voulais encore que la position de Damian soit plus précise.

Le deuxième jet

Le 11 juin 2016, j’ai rouvert mon document Scrivener et j’ai appliqué les corrections, en plus d’avoir réécrit globalement le texte.

Je me suis laissé une petite note (je m’en laisse toujours pour laisser des traces de ma réflexion) :

Donc au lieu d’avoir des descriptions floues, j’ai choisi de rendre la menace floue. J’ai enlevé les bruits d’explosion suspects, entre autres (c’était censé être des coups de canon dans la pièce de théâtre). J’ai choisi de garder le sentiment de panique de Damian.

J’ai aussi donné « 2 étoiles sur 5 » comme évaluation à ce passage (les petits astérisques sous 12 juin). J’avais pas le sentiment que ce texte s’approchait de sa version finale.

Voici le fruit de cette première réécriture :

Déjà beaucoup plus court que le premier (ça m’a pris juste 2 captures d’écran au lieu de 3).

À mes yeux, la phrase « Aucun garde ne vint » suffisait amplement à remplacer toute la page que j’avais supprimée. On savait maintenant que Damian faisait une escalade périlleuse, et qu’il n’était pas censé se trouver là.

La deuxième révision au stylo

Ce manuscrit, je l’ai imprimé le 22 septembre 2016. Et cette fois, je n’ai rien mis au verso des pages.

Deuxième jet – Page 1

À cette étape, j’ai recherché plus de précision. J’avais fait beaucoup de suppressions, et maintenant je devais faire les ajouts requis pour qu’on « voie » bien la scène.

Je me suis laissé un commentaire général pour l’entièreté du manuscrit qui dit : « Tenter des phrases longues. Tenter des adjectifs. » C’est qu’à mon passage dans la sphère universitaire, les adjectifs et les adverbes, on en faisait vraiment un cas. Tellement que j’ai pris le réflexe de les supprimer dès que je les écris. (Bon, je vois qu’il y en a là-haut, mais dans le reste du livre, ils sont assez rares.)

La vérité, c’est que les adjectifs, ils sont parfois très utiles.

Pour ces 3 premières pages, j’avais en outre l’impression qu’il fallait que j’ajoute un peu de lyrisme au texte. Damian trippe sur le théâtre, et il fallait que ça se sente dans le style et dans le point de vue. Pour le moment, cette impression n’était pas là.

Deuxième jet – Page 2

Ici, je me suis rendu compte que j’avais un problème. Damian était âgé d’environ 10 ans. Il ne pouvait pas se décrire comme un soldat qui implorait son ennemi. Ça sonnait faux. Mais d’un autre côté, c’était un grand passionné de théâtre, et il aurait très bien pu voir une scène similaire sur les planches d’un théâtre amateur.

Et je savais que ce serait un problème du côté du lyrisme. En enrichissant le texte dans la 3e version, on sentirait davantage l’émotion, oui, mais on perdrait la « voix » du gamin. J’ai soulevé ce problème à la dernière ligne, quand on dit « soleil vespéral ». Un enfant de 10 ans ne dit pas ce genre de chose.

Sauf que Damian était beaucoup plus cultivé que la plupart des enfants de son âge. Donc, est-ce que ça passait? Ou était-ce le Damian de 17 ans qui racontait son enfance avec distance? Cassage de tête en vue.

Quand j’écris « Vérifier T », ça veut dire « Vérifier la transition entre les deux paragraphes », parce que ça coulait pas bien.

Deuxième jet – Page 3

Le grand changement dans cette page consistait à mettre la description du théâtre (musiciens, scènes et acteurs) beaucoup plus tôt. Dès que Damian arrivait en haut, en fait. Parce que c’était un peu bizarre de retarder ce bloc de texte : en risquant sa vie, Damian voulait voir la scène. Pas le reste.

Le troisième jet

Au début du mois de novembre, je me suis attaqué à ma deuxième réécriture du roman (et donc mon troisième jet).

Comme je le disais, j’ai suivi plusieurs recommandation générales telles que :

  • Faire sentir davantage le point de vue de Damian dans les descriptions
  • Prioriser les suppressions (mon manuscrit était trop long)
  • Tenter des adjectifs
  • Tenter des phrases longues
  • Décrire les objets sous d’autres angles

Voici le résultat :

Alors, voilà où j’en suis. J’ai ajouté beaucoup de style pour faire ressortir l’excitation que Damian ressent face au théâtre. Il me reste à déterminer si le vocabulaire et les figures de style plus complexes sont appropriées pour le point de vue d’un enfant de 10 ans. Une troisième correction au stylo m’en révèlera probablement davantage là-dessus.

Mon petit doigt me dit que beaucoup de suppressions m’attendent (et j’en ai déjà fait au moment de relire ce billet avant publication… ça commence bien).

En conclusion

Voilà qui fait le tour des grandes lignes de ma démarche. Et n’oubliez pas qu’il s’agit de MON processus de réécriture : votre méthode pourrait être totalement différente et n’en serait pas moins valable. Je vous ai seulement montré un exemple, libre à vous de vous en inspirer ou non. Je ne possède pas la science infuse. À chacun sa façon de travailler!

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Réécriture : l’évolution en 3 étapes d’un extrait de roman

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